• 17

    Trois nuits que je dors sans voir de flammes, sans hurler son prénom. Bonheur. Soulagement. Ravissement.

     

     

    J'ai eu si peur, si peur qu'en rencontrant un vrai Samuel, que d'entendre prononcer son prénom à divers reprises me fasse basculer sur lui. J'imaginais des images d'horreur, j'imaginais qu'au travers des flammes j'allais voir Samuel, le fils de Solange surgir en hurlant, les vêtements en feu.

     

    Mais non. Rien.

     

    Rien. Nuits sans cauchemar.

     

     

    Depuis trois nuits, rien. Tous mes feux sont éteints. Immense bonheur. Quel soulagement !

     

     

    C'est fou comme les choses ne se passent jamais ni comme on les espère ni comme on les craint. C'est à se demander pourquoi on continue à se monter des films. A croire que l'âge ne nous apprend jamais rien. On nait con, on meurt con. Vivre c'est juste cultiver sa connerie en sommes. Désespérance quand tu y penses ...

     

     

    Ce repas n'a présenté aucun point commun avec le scénario que j'avais imaginé.

     

     

    Déjà mon frère.

     

    J'ai été très surprise qu'il s'invite avec Zofia. Je lui en avait parlé comme je lui parle de mon boulot au magasin, de mes collègues. C'est vrai qu'il est pour beaucoup dans mon aménagement chez Kara Ann, c'est vrai aussi, qu'il n'est jamais passé nous voir depuis mon arrivée. Enfin si une fois il est passé en coup de vent. Je ne sais même plus pour quel motif, c'est dire l'absence d'importance que cela avait. En tout cas pour moi.

     

    Lukasz s'est invité prétextant qu'il est paysagiste. C'est vrai que dans son métier il n'est pas rare qu'il doive poser une clôture. Mais ce n'est pas parce que je vends des meubles toute la journée que j'ai envie de m'occuper de la décoration intérieur de chez des inconnus. Si encore il avait espéré décrocher un contrat j'aurai compris, mais là, il n'y en avait aucun. Samuel avait prévenu qu'il viendrait avec un ami maçon ou quelque chose comme ça, pour le gros œuvre. Lukasz n'avait aucun espoir financier.

     

     

    Enfin bref il s'est invité avec Zofia et cela m'a soulagé. Je me voyais vivre l'enfer entre Kara Ann boudeuse, Solange furibarde prouproute et Samuel en feu.

     

     

    Non seulement il est venu, mais il a joué au parfait professionnel. Il était dans son élément. C'est agréable de voir mon frère heureux. Je crois que je n'avais jamais  réalisé qu'il aimait autant son métier.

     

     

    Nos parents travaillent pour un horticulteur, nous y avons tous fait des saisons pour pouvoir nous offrir nos permis, nos premières voitures. Je ne peux pas dire que j'en ai gardé de mauvais souvenirs, mais je n'y ai pas vécu les meilleurs moments de ma vie, non plus.

     

    Je crois que j'ai toujours pensé que Lukasz avait fait plaisir aux parents, qu'il avait assuré la sécurité, qu'il avait été à l'école d’horticulture pour ne pas sortir de la voie familiale. Un truc comme ça.

     

    Certes il n'a pas passé beaucoup d'années chez le patron des parents, certes avec un copain de promo il a créé sa boite de paysagiste, mais je ne sais pas, je crois que je n'ai jamais vraiment réfléchi à sa vie, ses envies, ses passions. Je pense que tout simplement j'ai posé sur mon frère, mes non affinités avec les végétaux, et un pseudo sentiment de devoir du fils ainé. Il faut dire qu'il n'a jamais fait de vagues Lukasz. Il n'a jamais été le mouton noir de la famille comme Janko.

     

     

    Lukasz a joué le professionnel offrant ses services et son savoir faire au couple Samuel et Kara Ann.

     

     

    Si un inconnu s'était joint à nous, il aurait vraiment cru qu'il était chez Samuel et Kara Ann. C'était leur future clôture et leurs futures oie et poules.

    L'oie et les poules !!! Quel cirque ! Quel spectacle auquel on a assisté ! Morte de rire. Morte de rire.

     

    Samuel comme moi d'ailleurs, avait vraiment cru que Kara-Ann tenait à son oie. La vérité est qu'elle n'en a jamais voulu. Mais elle va l'avoir son oie. Quel délire ! Un singe ce Samuel.

     

    Donc Samuel a d'abord passé son temps à convaincre Kara Ann que puisque oie, il fallait au moins avec elle, une poule pondeuse, que quitte à investir dans un poulailler, autant avoir des oeufs.

    " Il faut vraiment être dingue pour avoir une oie sous ses yeux jour après jour et ne jamais la passer au four, quand on n'a que de la salade et du riz dans son assiette".

    Morte de rire. Quel singe !

    "Kara Ann t'es  végétarienne, Dieu merci ce n'est pas contagieux."

    " Il faut au moins que tu aies  un oeuf à la coque au petit déj, avant tes salades de riz".

    Quel zouave celui-là. Dieu merci ce n'est pas contagieux. Dieu merci ce n'est pas contagieux  !!! Quel débile.

     

    Solange a du l'adopter.

    Ce n'est pas possible qu'une prouproute pareil ait engendré un singe glorieux. Et quel bagout il a !!! Mais quel bagout. Il n'y a que les steaks qui savent lui clouer le bec.

     

    Et Kara Ann. Elle, elle rigole, elle ne se fâche pas. Passer vingt ou trente ans avec un muet cela doit aider à se taire. Si il m'avait dit un tiers de ce qu'il lui a envoyé dans les dents, comme je lui aurais volé dans les plumes, à ce con. 

     

    Dieu merci ce n'est pas contagieux. Ce type est un singe, oui un singe. Morte de rire.

     

    Solange doit tourner dingue avec lui. Non. Non, non. Non, il ne doit pas se permettre d'être libre de lui devant elle. Limite il doit répondre "oui Mère" en baissant les yeux. Elle est bien capable de l'obliger à la vouvoyer. Il est si emmuré chez elle, qu'il explose chez les autres. Ce doit être un truc comme ça. Il n'est pas mature ce mec. Un môme. Mais un môme qui tient à son steak. Quel réparti il a ! Sa mère ne mérite pas un fils pareil. Il est trop bien pour elle.

     

     

    Au moment le plus fort de sa folie, Kara Ann et Samuel ressemblaient à un vieux couple qui ne sait plus communiquer qu'en se chamaillant. Et au final ce fut un feu d'artifice quand ils ont trouvé les noms des volatiles.

     

    Shiroishi c'est l'oie.

    Vézane & Eschéa les poules.

     

    Ils sont passés par un laryngite de micmac pour trouver des noms impossibles. Si ils n'étaient pas notés sur le tableau dans la cuisine, je serais bien en peine de m'en souvenir.

     

    Shiroishi !!! Du grand n'importe quoi. Quel délire. L'oie va se coller la tête dans le four toute seule quand elle va savoir le nom qu'elle a. Shiroishi ! Les SPA ont été inventées pour moins que ça.

     

     

    Je ne me suis pas torturée l'esprit autant pour trouver le prénom de Guénady. Quand je suis allée en Serbie en vacances, j'ai vu un gosse assis au sol, avec des chatons dans les bras. L'image était d'une beauté absolue. Je les ai pris en photo, me suis approchée ensuite. Sa mère m'a vue, elle s'est jointe à nous. Je suis restée un long moment avec elle, avec eux. Je suis repartie avec leur adresse pour pouvoir leur écrire, leur envoyer des nouvelles des deux chatons qu'ils m'ont donné, et que j'ai nommé comme eux. Guénady comme le petit garçon qui a douze ans maintenant puisque mon chat va en avoir neuf . Et Cveta comme la maman pour ma pauvre petite chatonne qui n'a pas vécu près longtemps.

     

     

    Kara Ann m'a énormément surprise. Stupéfiée. Elle, si "love & peace" en tête à tête, si hésitante aussi, souvent, limite cruche même au pire moment, a présenté une joie de vivre, une énergie que je ne lui soupçonnais pas. Dès qu'elle a digéré l'absence de la prouproute Solange, elle s'est métamorphosée. Entre mon frère et Samuel, il fallait la voir. Plus d'une fois elle les a fait rire, les a ramené dans le droit chemin de la conversation. La folie de Samuel ne l'a pas fragilisée. Shiroishi c'est d'elle.

     

    Je suis super heureuse d'avoir découvert sa face cachée. Je ne sais pas pourquoi, mais la voir comme ça, si éclatante, m'a  donnée envie de partir en vacances avec elle. Plus j'y pense, plus cela me semble une évidence, plus j'ai hâte.

     

    Excepté  la Serbie, avec Janko, jamais  je n'ai pris de vraies vacances. Nous n'avons fait que des mini séjours en famille pour plaire aux filles. J'avais promis à Guénady, l'enfant, que je reviendrai le voir avec les chats devenus adultes. Et si ce voyage je commençais sérieusement à l'envisager ? Je sais que Patricia la comptable du magasin me prêterait son camping-car. Elle le loue déjà à trois personnes. Pourquoi pas à moi ? Et si on partait avant l'arrivée de l'oie et des poules ? Samuel lui a dit qu'il lui offrirait son oie pour noël. Nous ne sommes que le 3 mars. On a le temps de faire la clôture puis de partir en Serbie et de revenir. 

     

     

    C'est fou la vie.

    Avant ce repas je redoutais la rencontre avec Samuel.

    Avant lui, j'ai dit à Évelyne ma collègue que j'allais bientôt quitter ma collocation, qu'il fallait que je me trouve un appart près de la route du meuble. La Mézière s'est très bien, mais La chapelle-des-fougeretz, ou La Gaudière me conviendrait aussi, voir mieux. 

    Avant le repas, je ne voulais plus de Kara Ann, et voilà que maintenant j'envisage de partir à Opovo en Serbie avec elle et Guénady.

     

     

    C'est fou quand j'y pense.

    Il y a des années lumière que je n'ai plus songé à partir en Voïvodine et là, Boom mon désir me revient de plein fouet. Je ne sais vraiment pas comment fonctionne ma tête, mais pas de doute qu'elle habite une dingue.

    Mais je suis heureuse.

    Ce rêve, ce projet me fait oublier les incendies de mes nuits.

     

     

    C'est fou comme je me sens loin de ma vie de famille avec Jean Christophe, Angélique et Aurore.

     

    Parfois au magasin je vois des scènes familiales, j'entends des phrases qui me projettent dans mon passé. Mais cela ne me fait pas mal. Ce qui est plus fou me semble t-il, c'est que sans l'incendie je suis sûre que je serais encore dans mon ancienne vie et que j'y serais bien. C'est un peu comme si il y avait eu une explosion dans la bibliothèque des destinées et que Boom mon personnage avait sauté d'un dossier à l'autre sans que personne ne s'en aperçoive. Je vis sur une vie parallèle aujourd'hui. Il n'y a aucune blessure, aucune souffrance, c'est comme ça, personne ne trouve à redire, personne ne s'en plait.

    C'est horrible quand on y pense. J'ai disparu d'une vie et personne ne relève les yeux de sa routine pour dire "mais elle est passée où Halka ?" Je n'étais donc personne pour personne.

    Et ce qui fait encore plus froid dans le dos, c'est que personne n'était personne pour moi puisque que je suis sans souffrance. C'est à se demander si j'ai une quelconque sensibilité.

    Ne suis-je qu'un automate ?

    Ne sommes nous que des pions qui agissent sans prendre conscience ?

     

     

     

    Zofia m'a envoyée un SMS alors qu'elle rentrait chez elle, suite au repas. Elle y note qu'elle y est venue sur la décision de Lukasz, qu'elle s'était juste dit un "pourquoi pas" sans enthousiasme et qu'elle porte en elle maintenant, le sentiment d'avoir en Marie Pierre trouvée une amie de toujours.

    C'est vrai que ces deux là ont passée la soirée ensemble. On a même dû changer de place à table pour qu'elles se retrouvent côte à côte car elles n'arrivaient pas à se parler au milieu du brouhaha infernal.

     

     

    Un moment je les ai regardées et j'ai presque été jalouse de Marie Pierre.

     

    Quand j'ai rencontré Zofia je me suis dit "chouette j'ai maintenant une grande sœur". D'une certaine façon c'est vrai, mais une sœur mère non une sœur amie. Je n'ai rien à lui reprocher. Comme Lukasz, je sais qu'elle est là pour moi, et qu'elle le saura toujours, quoique je fasse. C'est énorme, merveilleux, il faut le reconnaitre. J'en suis consciente. Tout le monde n'a pas ma chance.

     

     

    Mais je n'ai jamais ressenti de complicité avec elle. Si je lui raconte un truc, elle m'écoute non comme une égale à qui cela aurait pu arriver, mais comme une mère toujours à chercher  dans quels détails de l'histoire où sont nichées mes fautes. Elle me parle comme elle parle à Charles et Aloïse.

    Voir Zofia avec Marie Pierre m'a fait réaliser comme j'étais loin d'elle. Comme un océan nous tenait éloignée l'une de l'autre.

     

    J'ai été jalouse un peu, mais surtout heureuse pour elle.

     

    Zofia n'a pas la même histoire que nous. Nous nous sommes unis, nous sommes d'ici, ensemble. J'ai 47 ans mais pas un jour je n'ai posé le pied en Pologne. Mon seul voyage à l'étranger fut vers la Serbie.  Janko est le seul à avoir la Pologne vivante en lui. Il y va régulièrement, il y  emmène les parents.

     

    Zofia est descendue de Pologne avec Janko pour venir travailler une saison en horticulture. Elle a vécu chez nous.

    Sa grand-mère est la cousine de la mère de maman. Elle a huit sœurs, elle est l'ainée, son père boit trop.

    Zofia est l'ainée qui s'est sacrifiée. Elle est venue en France pour nourrir sa famille, contre sa volonté. Quand nous avons compris que Lukasz lui tournait autour, sa famille l'a sacrifiée, ma mère a vu nos racines renforcées. Je me souviens des conversations téléphoniques entre maman et la mère de Zofia, j'avais l'impression qu'elles négociaient une vente. Je me suis toujours demandé si Zofia aimait mon frère. Très vite elle a été enceinte, très vite ils se sont mariés. Lukasz me donnait l'impression d'avoir décrochait un trophée, et Zofia pleurait. Elle n'a jamais revu ses huit sœurs, ses parents. Janko lui a souvent proposé de monter à Mroczno. Elle a toujours refusée.

     

    Jamais je n'ai vu Lukasz et Zofia s'insulter, ils forment un couple harmonieux, comme celui de mes parents. Papa domine maman bien plus que Lukasz sa femme. Mais quand je vois ce qu'il reste de mon couple sans vague, je me demande quelles racines a celui de mon frère.

     

    Zofia avait 25 ans , elle n'avait jamais fait autre chose que d'aider sa mère à gérer la maison, à élever ses sœurs. Et puis l'opportunité de fuite, de rapporter de l'argent. Elle monte dans la voiture de Janko qui a son age et qu'elle voit pour la trois ou quatrième fois. Elle  descend en France pour une saison de travail. Mars, avril, mai, juin.

     

    Lukasz a 33 ans. Dès qu'il la voit, il la veut. Zéro discrétion le grand frère. Limite bouc en rûte. Il la prend comme il en a prise tant et tant d'autres avant elle. Mais elle, elle tombe enceinte. Accident ou volonté ?

     

    Alors elle ne repart pas.

    Où est l'amour ? Où est le calcul ? Où est le sacrifice ? Quel pourcentage pour chaque ?

     

    Maman dit souvent de Zofia  est une doskonala zona. Ce que je ne suis pas. Chaque fois que j'entends doskonala zona je me demande c'est quoi d'être l'épouse parfaite ? De se taire quand son mari nous trompe ? De n'avoir aucune vie personnelle ? De ne vivre que pour sa maison, sa famille ? Je sais que Zofia verse toujours une partie de son salaire à sa mère. Je sais aussi que c'est Lukasz et elle qui ont financé l'enterrement du père.

     

    Pourquoi n'a t-elle jamais voulu revoir son pays, sa mère, ses sœurs ? Elle a payé mais elle ne s'est pas déplacé pour dire adieu à son alcoolo de paternel. Pourquoi ? Quand sa soeur est tombée malade, idem elle a payée, mais elle n'a pas bougé. Elle n'a pas traversé la frontière pour enterrer sa petite soeur de treize ans. Pourquoi ?

     

    Moi, que je m’indiffère de la Pologne c'est compréhensible. Je suis née en Bretagne, je suis française. Bilingue mais française. Mais Zofia !

     

    Zofia y a vécu 25 ans. 25 ans !

     

    Elle est arrivée en France sans savoir un seul mot de français. Pourquoi a-t-elle refusé que ses enfants portent un prénom polonais ? Car ça, ce n'est pas l’empreinte de Lukasz, c'est elle. C'est la seule fois où maman n'a pas dit Zofia jest doskonalym panna mloda.  Elle était peut-être pourtant toujours l'épouse parfaite, mais plus la polonaise parfaire. Je sais que maman et papa n'ont pas aimé le choix des prénoms.

     

    Les pauvres ! Janko et moi ne leur avons pas donné de descendant. Pas gâtés de ce côté là, les parents. Mais ils sont si fiers de Janko qui vit au pays. Il n'y a plus que moi pour tenir le rôle du mouton noir.

     

    Du plus profond de mon coeur je souhaite à Zofia de ne pas s'être trompée, d'avoir enfin rencontrée une véritable amie. On a tous besoin de quelqu'un a qui l'on puisse tout confier. Elle n'a probablement jamais eu personne. Alors oui, du plus profond de mon coeur sec, je lui souhaite de vraiment avoir trouvée une amie éternelle.


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  • 16

    Elle rêvait de quoi ?

    En venant s'installer à deux pas de moi, elle pensait quoi ?

    Elle espérait quoi ?

     

    Kara Ann n'a jamais eu aucune autonomie. Elle passe un bac littéraire comme sa sœur, sort avec la bande de copains de sa sœur, s'amourache du frère du garçon que celle-ci convoite. En toutou fidèle qui change de maître, elle abandonne la littérature pour suivre les mêmes études que Xavier. Il est sourd et muet, elle le devient aussi. Il n'y a plus que le langage des signes qui compte dans sa vie. Elle décroche donc un emploi dans le monde de son mari, celui des malentendants. Elle n'a jamais eu aucune autonomie.

     

    Kara Ann n'a jamais eu aucune, d'aucune autonomie. Et aucun discernement.  Elle est végétarienne. Cela rime à quoi d'être végétarien, excepter de déranger tout le monde ? Elle est végétarienne comme sa copine, milite pour une asso anti viande, comme sa copine, va aux manifestations pour que sa copine n'y aille pas seule. Elle est tellement suiveuse que même quand Bénédicte délaisse son militantisme, elle le continue. Kara Ann n'a jamais eu aucune autonomie. 

     

    Combien de fois a-t-elle articulé les idées de son mari ? Quand elle est devenue veuve, j'ai su que Dieu avait fait là une très bonne chose. Il fallait les séparer ces deux là. Ce n'est pas possible d'être si inexistante. A trente ans, être aussi dépendante de son mari qu'un enfant de six mois l'est de sa mère, en fin du 20ème siècle, début du 21ème, c'est pathologique tout de même. Encore les premiers mois, je peux comprendre, c'est tout feu tout flamme, mais elle était à peine majeur quand elle l'a rencontré.

     

    Il faut savoir se remettre en question, voir les choses qui ne vont pas. Kara-Ann n'a jamais été que du vide emplit de la personnalité de Xavier. Elle n'avait, et n'a encore que les idées de son mari. La mort de Xavier, si tôt, était une chance pour Kara Ann. Chance qu'évidemment elle n'a pas su saisir.

     

    Elle se nomme Kara Ann mais elle n'est ni Ann ni Kara elle est un alliage Bénédicte Xavier. Toute sa vie elle ne sera que le disciple de deux vrais gourous. Deux vampires.

     

    Elle n'a même jamais voulu mettre un enfant au monde. Pour une femme, c'est tout de même grave. Pas besoin d'être psychanalyste pour savoir qu'il y a là, un vrai problème d'équilibre mental.

     

    " On se suffit" articulait-elle au temps heureux.

    Idiotie suprême.

    On se suffit !

    On se suffit !

    Mais enfin ce n'est pas parce que l'on est fou du chocolat qu'on ne va plus se nourrir que de tablettes et de pâte à tartiner.

     

    " A nous deux on ne forme plus qu'un" ajoutait-elle triomphante.

    Même source d'idiotie.

    On ne forme plus qu'un !

    On ne forme plus qu'un !

    A oui lequel ? Si elle avait été moins idiote elle aurait réalisé que l'être unique qu'ils formaient ensemble c'était lui. 

     

    Il n'y a qu'une vérité. Xavier l'a toujours voulu toute à lui. Mais ça, pour le comprendre, il lui aurait fallu un peu plus de jugeote. Et il ne fallait pas compter sur Bénédicte pour lui ouvrir les yeux. Aussi gourous l'un que l'autre, aucun n'avait d'intérêt de la voir s'émanciper.

     

    Quand Xavier est mort, Kara Ann devait avoir dans les 35, 36 ans ? Il était grand temps qu'elle se prenne en main, qu'elle trouve ses idées propres. Mais non, elle a continué comme du temps de Xavier. Le seul changement c'est qu'elle avait adopté la tête d'un chien du fond d'une SPA. C'est épuisant les gens sans problème au faciès exhibant la  misère.

     

    " On se suffit " . Idiotie. " On se suffit ".

     

    Quand Gérard est mort, en ai-je fait tout un plat ? Non. Une vie sans dignité ne se peut. Dieu l'a repris, il en est ainsi. Je ne vais tout de même pas aller contre la volonté de Dieu. Gérard n'est pas. Il faut admettre. Bien sûr c'est dur au début. On vit tellement englué dans les routines et habitudes, mais quand Dieu veut le changement, il faut le prendre comme Il le veut.

     

    Kara Ann a voulu acheter la grange. Après tout pourquoi pas ? C'était l'idée de Gérard d'avoir une location. Il n'est plus là pour s'en occuper, la vente me semblait opportune.

     

    Kara Ann a voulu acheter la grange. Une fraction de seconde j'ai cru à une élévation d'elle. J'ai pensé "Enfin une décision personnelle pour enfin de l'autonomie".

     

    Une fraction de seconde, une seule fraction de seconde.

     

    Juste une fraction de seconde, car elle n'a pas pu s'empêcher d'ajouter une perle de glu du stick géant de colle qu'elle est :

    "Je serai un peu comme la fille que tu n'as pas eu".

     

    Mais qu'ont-elles toutes à vouloir être ma fille? Marie Pierre m'avait sortie la même sottise, le jour où ils sont venus dîner pour nous annoncer leur future mariage.

    " Vous gagnez une fille en moi, Solange".

     

    Ma chère petite, saches que pour devenir la fille d'une femme, ce n'est pas en couchant avec son fils que l'on y parvient. La sexualité entre frère et sœur est contraire à la loi biblique.

     

    Mon fils. Cet ingrat.

     

    Mon mari et moi, nous avons sacrifié nos vies pour lui.

    Pour lui, j'ai quitté, vendu, ma belle maison bretonne.

    Pour lui, j'ai supportée de vivre quinze années enfermée dans cet affreux immeuble de banlieue parisienne.

     

     

    Et pour quelle récompense ? Un énorme coup de gueule et une disparition de cinq ans. 

     

    Je me suis saignée aux quatre veines pour qu'il ait un avenir. Il a appelé ça l'avoir étouffé. Si seulement il avait été père, il aurait su ce que c'est que de perdre sa vie, pour un autre. Mais non, il n'a pas eu d'enfant. Marie Pierre avait assez du sien. Elle n'en a pas voulu d'autre. Et il n'a pas su s'imposer face à elle.

     

    Suite au départ de Samuel, j'ai été forte, j'ai accepté la volonté de Dieu.  Je n'ai pas pleuré sur mon sort. Je suis restée digne. J'ai fait mes valises, suis rentrée en Bretagne pour reconstruire ma vie.

     

    Samuel a très bien su nous retrouver à La Mézière.

     

    Cinq années de silence et d'absence totale, et il revient frapper à notre porte  pour nous présenter Marie Pierre et Coline qui avait alors quoi ? 8 / 10 ans. Grand seigneur il nous invitait à son mariage qui avait lieu sur la fin du mois. Mariage programmé, organisé, ficelé. Notre présence, comme notre absence n'y changerait rien. Nous n'avions pas notre mot à dire. Ai-je hurlé ? Non. Une nouvelle fois j'ai gardé la tête haute, ma dignité. Et ma foi en Dieu.

     

    Et cette femme de douze ans son aînée qui ne trouve rien de mieux à me dire, le jour de notre première rencontre, qu'elle se voulait être ma fille. Ma fille. Elle me prend pour qui ? Je n'avais pas une vie dissolue à quatorze ans, je ne pouvais pas être mère à quinze ans. Et pourquoi pas devenir la grand-mère de Coline tant que l'on y est !

     

    Heureusement cela lui a vite passé. Marie Pierre n'a plus jamais voulu être la fille que je n'avais pas eu. Elle a su restée à sa place. Elle est une belle-fille convenable et serviable. Et je dois dire qu'elle a fait de mon fils, un homme droit. Certes un peu lâche, mais tous les hommes ne le sont-ils pas ? Gérard n'avait rien d'un chevalier Bayard. De toute façon je ne le lui aurais pas admis.

     

    Après avoir été l'esclave de Xavier, voilà Kara Ann au service de sa colocataire. Mais en quoi avait-elle besoin d'aller prendre cette insolente chez elle ?

     

    Maintenant elle veut mon argent pour couper ma pelouse en deux. Est-ce là l'acte d'une fille aimante ? J'en doute. Seule une fille ingrate peut exiger une telle chose. Alors qu'elle ait au moins la décence de ne pas me déranger avec des détails techniques.  Que Samuel s'en charge.

     

    Kara Ann est lassante. Il faut toujours la rassurer, lui affirmer qu'elle a bien travaillé, qu'elle est bien courageuse. Elle a toujours eu ce côté immature qui m'agace tant et qui si incompréhensiblement, la rend populaire. 

     

    J'ai dit à Samuel et Marie Pierre que je n'irai pas à ce repas. Pourquoi devrais-je m'asseoir à la même table que la polonaise, et sa famille. D'ailleurs pourquoi sont-ils invités ceux-là ?

     

    Insatisfaite par ma volonté, il faut encore que Kara Ann me téléphone pour me supplier de me joindre à eux. Mais je n'en ai aucune envie. Qu'elle le comprenne. Je ne suis pas son obligée que je sache !

     

    Je vais téléphoner à mon frère pour savoir si leur appartement de Caloura est libre sur mars. Je n'ai pas du tout envie d'assister au saccage de ma pelouse. J'aime mis passer un mois en paix, au Portugal.

     


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  • 15

    S. - J'ai pris un Moscato d'Asti et un Bourgogne de 2001. Puisqu'on est condamné à mal manger, au moins qu'on ait un bon breuvage.

    L. - Un Le corton ! Samuel c'est un honneur de te rencontrer. Mais vise un peu ça.

    S. - Un château Maro de St Amant. Pas mal, on va voir ce qu'il a dans le ventre.

     

     

    MP. Kara Ann je suis désolée pour les propos de mon mari. Dès que tu enlèves le steak de l'assiette d'un homme, il réagit comme si

    H. - On lui enlevait les amygdales. C'est moi qui ai cuisiné. Ce midi vous ne mangez pas Végétarien mais polonais.

    Z. - Et j'ai le Placek, comme convenu. Halka j'ai aussi fait un kluski, puisque Kara Ann ne va pas toucher à ta

    H. - Oh! J'ai fait des pierogi. J'en ai fourré certains avec de la purée de pommes de terres, d'autres avec de la viande et d'autres encore avec de la  choucroute. Il n'y a pas de raison qu'elle ne mange rien.

     

     

    KA. - Solange n'est pas avec vous, Marie Pierre ?

    MP. - Elle a dit que nous serions mieux sans elle.

    H. - Je porte un toast à cette grande sagesse.

    KA. - Halka !!!

    L. - Pire que les mères, il y a les soeurs, Samuel.

    S. - Alors je lève mon verre à la soeur que je n'ai pas. Un peu vide ce verre. Quelle bouteille on ouvre ?

     

     

    KA. - Je sens que ce repas va très mal se passer.

    H. - Mais non Kara Ann, ne te stresse pas, tout va très bien.

    KA. - Sauf que Solange n'est pas là. Nous avons organisé ce repas pour parler de la clôture.

    S. - Et bien on est là. Pourquoi veux-tu que ma mère vienne ? Elle ne va pas planter les poteaux, tirer le grillage. 

     

    MP. - Mais dites moi, elle est où la dinde ? Je voudrais bien la voir.

    H. - Pas une dinde, une oie.

    S. - On ne mange plus végétarien ? Mais moi j'ai mangé avant de venir.

    Z. - On mange polonais.

    L. - Halka tu as mis de l'oie dans tes pierogi ?

    S. - Elle est morte ! Mais moi je croyais qu'on la mettait dans le jardin ? Là je capte plus rien.

    KA. - Cette fois c'est moi qui lève mon verre vide. Je lève mon verre aux mondes des sourds qui ont bien compris comme les entendants sont bien plus sourds qu'eux.

    H. - Bonjour Xavier !

    Z. C'est qui Xavier ? Quelqu'un arrive ? Il est où ?

     

     

    KA. - Excusez moi mais avant d'enlever l'assiette de Solange, je vais lui téléphoner pour savoir si vraiment elle ne veut pas se joindre à nous.

    S. - Tu perds ton temps. Bon en attendant, si nous on mettait à profit le nôtre. Si on ouvrait la bouteille de ce petit Moscato.


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  • 14

    Kara Ann doit dormir comme un bébé maintenant, mais moi je fais quoi ?

     

    Elle ne fut que joie et soulagement. Elle m'a serrée dans ses bras tellement elle était heureuse de ne pas voir Samuel dans mon lit. Elle a cru que je me faisais violer par le fils du dragon.

     

    Pour emmerder Solange ce serait marrant de coucher avec son fils. Elle serait verte si il était fou de moi !

     

    Kara Ann est soulagée de ne pas voir Samuel dans mon lit.

     

    Ce serait pourtant plus simple si un Samuel avait été entre mes draps.

     

    Je n'en peux plus.  Je suis exténuée.

     

    Quand je me suis retrouvée face à la maison qui brûlait, je me souviens bien avoir été comme hypnotisée par les flammes. L'immense gifle que Jean Christophe m'a flanquée, m'a à peine sortie de ma torpeur. Je n'ai rien compris à son comportement, à ses reproches. Je serais incapable de répéter une phrase qu'il m'ait dite. J'étais comme sur une autre planète. C'était un peu comme un montagne : deux scènes tournées sur un même lien, à deux moments différents, présentaient superposées.

     

    Kara Ann vient de me dire quelque chose d'étrange. "Peut-être que cela l’arrangeait." Je n'y avais jamais pensé. Et pourtant ... C'est vrai. Pourquoi ensuite jamais il n'a répondu à mes messages, mes demandes de rencontre ? Cela expliquerait peut-être aussi qu'il ait montée les filles contre moi. Qu'une femme ait un amant ne peut arranger qu'un mari qui veut la quitter pour refaire sa vie avec sa maitresse. Cela tient la route. J'en sais rien. J'm'en fous. Notre couple me semble si loin. C'est fou comme toute ma vie d'avant me semble tellement engloutie dans un passé lointain.

     

    Après son départ, je me souviens très bien suffoquée "il brûle, il brûle, il brûle, il brûle, il brûle, il brûle, il brûle ..." Je me souviens être tombée assise sur le trottoir, entre un gros camion et une voiture. Je me souviens de ma jambe qui tremblait.

     

    Je me souviens tout aussi bien qu'à son arrivée, Lukasz m'ait demandé : qu'est-ce qui brûle. Je me souviens qu'il avait cru à un objet, alors il avait fait la liste des trucs auxquels il tient. Tous ces trucs qu'une maison peut stockée. Je me souviens lui avoir répondu invariablement, juste, encore et toujours "il brûle". Au final il a pensé à Guénady. Il a pensé que j'étais sous le choc face à ma maison en flammes car j'imaginais que mon chat y avait péri. Ce n'est pas glorieux, mais je ne me suis inquiétée pour Guénady qu'une fois chez Lukasz, le lendemain, au petit déjeuner quand Aloïse m'a demandée où était mon chat.

     

    Lukasz est arrivé sur le tard. Le feu se finissait et ma crise aussi. Ensuite, sur les jours suivants avec Lukasz et Zofia quand nous avons reparlé de l'incendie, il ne restait plus que cette phrase "Il brûle" et aussi étrange que cela puisse paraitre, jamais je n'ai été capable de dire qui ou quoi était ce il. Jean Christophe seul le savait mais Jean Christophe nous fuit.

     

    Quand Kara Ann a hurlé en entrant dans ma chambre et allumant la lumière, je me suis assise d'un bond dans mon lit, et comme avec Lukasz j'ai cent fois suffoqué " il brûle, il brûle, il brûle, il brûle...". Vingt, trente, ou quarante fois, autant de fois qu'il a fallu pour me faire revenir à la surface de ma conscience, Kara Ann m'a affirmée que Samuel ne brûlait pas, qu'il n'y avait aucun feu, aucun Samuel, que ce n'était qu'un cauchemar.

     

    Samuel.

     

    Face à ma maison en flammes, avant d'articuler "il brûle" j'avais hurlé le prénom de Samuel. C'est pour ça que Jean Christophe m'a giflée, c'est pour ça qu'il m'a abandonnée devant la maison en flammes. Pour lui, au moment où je perds tous mes biens, et mon chat peut-être, je ne suis que pensées pour mon amant. Et ça il ne le supporte pas. Ce qui est compréhensible.

     

    Depuis l'incendie environ toutes les trois nuits je rêve de flammes. C'est l'enfer.

     

    Kara Ann m'affirme ne m'avoir encore jamais entendue parler dans mon sommeil. LuKasz, Zofia et les enfants ne m'ont jamais dit m'avoir entendue. Pourtant je hurle face aux flammes, encore et encore, nuits après nuits. Je me réveille en sueur comme si j'avais été réellement face à une fournaise. Et toujours je suffoque "Il brûle, il brûle, il brûle".

     

    Kara Ann m'a dit que j'ai du entendre Samuel prononcer son prénom au répondeur. C'est vrai. Oui je l'ai entendu parler. Je me suis même fait la réflexion que Kara Ann n'était pas si nonne que ça. J'ai cru qu'il s'agissait d'un homme qui lui tournait autant. Grave erreur, c'est Dragon junior.

     

    Les rêves sont fait en langage parabolique. Pour moi c'est encore plus du chinois que le langage des signes que Kara Ann s'amuse à m'enseigner.

     

    Oui ok c'est possible d'entendre un truc dans la journée puis de le retrouver dans son rêve de la nuit suivante. Mais là il ne s'agit pas de ça.

     

    Quand j'ai vu ma maison en flammes, mon corps, mon âme, mon esprit se sont enflammés : Samuel brûle. Les pompiers qui ont l'habitude des réactions lors de drames ont cru que Samuel étaient réellement dans la maison. Ils m'ont demandé où je pensais qu'il se situait, dans quelle pièce, à quel étage. Et qui était Samuel : un bébé, un adulte, un animal. J'étais tellement sous le choc qu'ils se sont tournés vers Jean Christophe. Ils ont compris que j'étais incapable de leur répondre. Ensuite, ils ont voulu m'hospitaliser. Ils savaient que je ne simulais pas. C'est pour ça qu'ils ont téléphoné à Lukasz. Je ne pouvais pas être laissée seule.

     

    Je comprends que je rêve de flammes. C'est choquant de voir sa maison réduite en cendres. Mais qui est Samuel ? qui est Samuel ? Pourquoi je m'inquiète pour un être qui n'existe pas ?

     

    Est-ce possible que j'ai oublié que je connaissais un Samuel comme j'ai oublié que j'ai hurlé ce prénom voilà un mois ?

     

    Mais pourquoi "il brûle" ? Jamais avant je n'avais assisté à un incendie.

     

    Kara Ann a peut-être raison, je devrais peut-être consulter un psy. Mais je suis fille d’émigrés, alors je vais devoir passer quinze années sur un divan pour évoquer la Pologne où je n'ai jamais mis les pieds. Je n'ai pas besoin d'un spy, j'ai besoin d'un pompier pour éteindre mes cauchemars.


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  • 13

    23h49.

     

    J'entre dans la cour. Je coupe le contact, l'horloge s'efface.

    Je vais très bien.

     

    C'est fou comme on se laisse entrainer par une minuscule émotion qui fait boule de neige. La théorie du complot ! Un attentat : complot judéo-maçonnique. La France catholique menée par les Juifs et les Francs-maçons. Les médias intelligents n'arrivent pas à tuer cette idée absurde. C'est peut-être car à l'intérieur de chaque homme il y a une même théorie du complot.

     

    Quand j'ai quitté la maison j'étais sans dessus dessous, persuadée d'être persécutée par Halka et son complot de m'isoler de Solange. Parler avec Bénédicte m'a permis de comprendre combien j'avais amplifié la situation. Il lui a suffit de me faire penser à Jérémia. Jérémia qui a quitté son emploi alors que c'était sa femme qui était la source de tous ses malheurs. Et il le savait. Mais savoir ne suffit pas toujours pour agir raisonnablement.

     

    Elle a raison Béné. Avoir quitté l'appartement ce fut pour moi un peu comme ne plus être veuve. Et être veuve c'est toujours être la femme de son mari. A l'appartement on m'avait connue avec Xavier. Là-bas j'étais à lui, en son absence comme du temps de sa présence. Ici je suis une femme seule. Célibataire, divorcée, veuve, les gens ne se posent pas la question, je suis seule. A la maison je n'ai plus de passé, j'ai juste un avenir. Un avenir où seule je vais devoir tout gérer. A l'appartement je suivais la mémoire des volontés de Xavier.

     

    Elle a raison Béné. Combien de fois ai-je répondu, "Xavier n'aime pas" pour justifier une impossibilité, quand Xavier n'était plus là. La Mort ne nous a pas séparés. La Mort me l'a enlevé, juste enlevé de devant les yeux. La Mort n'a nul autre pouvoir.

     

    Elle a raison Béné. J'ai pris Halka chez moi pour reculer le jour de mon face à face avec moi-même. Halka l'inconnue me faisait moins peur que Kara Ann  l'inconnue.

     

    J'ai rejeté tout ce qui venait d'elle pour ne pas avancer. Halka est vivante. Elle est tellement loin de ma stagnation morbide. Sa simple présence m'entraine. Elle me fait peur comme petite j'avais peur quand sur mes patins à roulettes papa me poussait en courant. Jade Marie adorait la vitesse qu'il créait, elle adorait filer plus vite que le vent. Elle lui criait des "plus vite, plus vite" et cela finissait toujours par des éclats de rire, entre eux. Moi, j'avais peur. Je suppliais des "arrête, arrête", je voulais me retourner pour me blottir dans ses bras, m'y protéger, et je finissais en larmes, écorchée au sol. Je décevais mon père, au sol lui aussi. "On ne peut pas jouer avec toi" me lançait son regard juste avant qu'il ne se détourne de moi et aille se poser sur ma sœur avec qui il avait une si grande complicité.

     

    La peur d'avancer m'a toujours habitée.

    La vitesse m'a toujours paniquée.

     

     

    Je ne suis accrochée à Solange comme si elle était mon nouveau bâton de pèlerin. Je lâche Xavier ok, mais illico je m'accroche à un autre. Et ce fut Solange. Je n'ai donc aucune autonomie ? C'est pathétique à 43 ans.

     

    L'idée de poser une barrière entre elle et moi me parut inacceptable. Halka voulait me faire avancer plus vite que je ne le peux. C'est probablement pour ça que la vie nous a fait nous rencontrer. Sans elle,  je me serais greffée à Solange de la même façon que nous l'étions au travail. Elle impose, je mets tout en œuvre pour la satisfaire. Sans elle, je ne m'en serai même pas aperçu. Sans l'évocation de la clôture je n'aurai jamais visualisé combien déjà je me greffais à Solange. Si obsédée par mon éloignement de Xavier je n'ai rien vu s'installer. Sans Halka je serais passée d'un tuteur à un autre comme l'a résumer Bénédicte.

     

    Béné a raison, ce n'est pas une barrière au centre d'une pelouse, barrière avec portail de surcroît, qui va nuire à une amitié.

     

    Je vais la faire cette clôture.

     

    Et je vais prendre Youpi. Ma petite Youpi. En tournant la clés dans la serrure de la maison je ne sais pourquoi cette affirmation me traverse l'esprit. Je ne le sais, mais j'en souris. Ma petite Youpi !

     

    Je suis heureuse.

     

    Dans le noir du salon, je vois le répondeur qui clignote.  J'allume la cuisine et m'avance vers lui en ne pensant qu'à Guénady. Halka doit dormir, je n'ose pas l'appeler autrement que tout bas. Un chat n'est pas un chien, disent certains, il n'accueille pas. Bénédicte affirme le contraire. La petite Sara est toujours derrière la porte quand elle entre. Seul Soinile reste en retrait. Parce que son territoire ne comprend pas le rez-de-chaussée. Guénady vit seul, son territoire s'étend sur toute la surface de la maison.

     

    - Bonjour c'est Samuel, tu me rappelles.

     

    Un message. Samuel. 23H56. Je l'appellerai demain soir. J'irai voir Solange avant. Limite c'est elle qui le rappellera. Je ne veux pas qu'un froid s'installe entre nous.

     

    Sous le téléphone Halka a glissé son chèque pour la semaine prochaine. Je suis heureuse de ne pas lui avoir demandé de partir. Ce soir ma colère de vendredi me semble tellement excessive.

     

    Guénady se frotte contre ma jambe. Quel bonheur. Bénédicte a probablement raison, je ne devrais pas donner les arbres à Guénady quand il partira, je devrai aller à la SPA pour adopter un oublié de tous. Youpi ne sera pas une oie mais un chat.

     

    - Dis Geaidydy, tu crois qu'un chat et une oie pourrait s'aimer d'amour tendre ? T'es vraiment lourd toi.

     

    Guénady dans les bras, je monte l'escalier. Tout à coup je me sens fatiguée. Épuisée même. A la cinq ou sixième marche je réalise que j'ai laissé mon bagage dans le salon. Il a glissé de mon épaule quand je me suis baissée pour soulever Guénady du sol. Qu'importe, je continue mon ascension. C'est étrange comme je me sens si bien dans cette maison, ce soir. Son espace intérieur, son silence extérieur ont toujours gardé en éveille une peur en moi, mais là, dans l'escalier, je me sens heureuse comme il y a bien longtemps je ne l'ai pas senti. Je respire la fourrure noire. Est-ce l'effet ronron-thérapie ?

     

    Pour ouvrir la porte de ma chambre je bascule tout le poids de Guénady sur mon autre bras. Alors, en déséquilibre il bondit toutes griffes dehors. Comme moi il a entendu un cri. Quoi ?

     

    Il a bondi. Je me suis figée.

     

    Le silence est total. J'écoute, j'écoute plus fort. Rien. Un bruit de vent qui file sur la toiture, léger presque rien. J'écoute encore, encore. Rien.

     

    Rien.

     

    Ce silence fait peur.

     

    Dans un immeuble il y a toujours une télé allumée chez un voisin, une voiture qui passe dans la rue, un bébé qui pleure, un bruit d'ascenseur. Ici rien.

     

    Plus j'écoute, moins j'entends, plus je me fais peur.

    Je suis ridicule.

     

    J'ouvre ma chambre, allume et éteint la lumière de l'escalier.

     

    - Non.

     

    Je ne suis pas folle, j'ai entendu non, un non.

     

    - Samuel, Samuel.

     

    Samuel ? Samuel ! Samuel est dans la chambre d'Halka ! Mais il est marié. C'est pas possible !

     

    Je referme la porte de ma chambre, je ne veux pas entendre. Comment peut-elle faire ça ? Elle vient chez moi et elle prend un amant !

     

    Mais ce que je peux être  conne ! Il n'y a que moi à vivre sans sexualité. C'est fou comme on peut être étroit d'esprit. Pas une seconde je n'ai pensé qu'avoir une colocataire induisait rencontrer son amant.

     

    - Samuel NOOONNNNNN. NON.

     

    halka hurle.

     

    - NON. NOOOOONNNNNNN.

     

    Mon Dieu c'est un viol. Ah! mon Dieu.

     

    Mon coeur s'emballe, mes yeux cherchent quelque chose, une arme, quelque chose. Vite, vite. Je panique, je panique, il faut que je me calme, mon Dieu.

     

    - NOOOOOOONNNNNNNNN. Samuel ........  Samuel.

     

    Mon dieu au secours, au secours. Je n'ai même pas mon téléphone, il est dans mon sac en bas.

     

    Je sors de ma chambre, je suis morte de trouille. Comment peut-il faire ça. Mon Dieu. Courage, courage courage.

     

    - Samuel NONN.

    - Arrête.

     

    Le cri d'Halka et le mien s'unissent pour déchirer la nuit au moment où j'ouvre la porte de sa chambre en grand.


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