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    Mickaelle,

     

    Tu es atteinte de la même folie que mon père. Tu es la fille qu'il aurait dû avoir à ma place.

     

    Combien d'heures as-tu passé à écrire les 16 feuilles de ta dernière lettre ? Je me la garde pour l'avion demain. Je ne serais pas étonné d'être à Saint Peterbourg avant d'avoir touché ton point final. Tu es folle. Totalement folle. Mais qu'est-ce qui t'as inspirée autant ? Tu es folle.

     

    Merci pour le rire que ton enveloppe a réveillé en moi. Cela me sort du dossier Pavel.

     

    Pavel Panchenko est né en Sibérie près de l'Ienisseï inférieur, dans une campagne isolée, au nord ouest de Lessossibirsk. Il y a 5 000 km entre Saint Péterbourg et Lessossibirsk, ville sans aéroport. Nous allons devoir atterrir à Krasnoïarsk, puis louer une voiture pour remonter vers Lessossibirsk à 300 km plus au nord. Nous ne sommes que début Avril, la neige est encore bien présente. J'ai eu Kseniya Krassovski au téléphone pas plus tard que ce matin (matin pour moi - après-midi pour elle), elle affirme que les routes sont assez dégagées pour oser le voyage.

     

    Je compte couvrir l'aller retour sur trois jours. Pour les gosses cela va être éprouvant. J'en ai conscience, mais le but n'est pas de les ménager. Je ne leur offre pas des vacances. Oleg et Evgeny pensent qu'ils devraient rester à Spasibo. Je ne suis pas d'abord, ils viendront. Ils apprendront plus de ce voyage que leurs camarades de classe sur les trois même jours.

     

    Pardon, Mickaelle, tu ne dois rien comprendre.

     

    Kseniya Krassovski est une assistante sociale. Elle passe dans les hameaux isolés pour parler de contraception, pour fournir des plaquettes de pilules aux femmes qui le désirent, pour les inspirer à prendre un rendez-vous au dispensaire pour une pose de stérilet. C'est comme cela qu'elle a connu Ekaterina, la mère de Pavel.

     

    En Russie il y a des orphelinats d'état. Les mômes sont conditionnés par deux milles, comme je l'ai été. Et il y a aussi quelques rares orphelinats privés, ce qu'est Spasibo. Nous n'avons une autorisation que pour 70 enfants.

     

    Les orphelinats de Sibérie ont refusé de prendre Pavel. Son dossier comprend un point faible : Il n'est pas pleinement orphelin. Pavel a encore sa grande-mère, mère de sa mère et deux des frères de Ekaterina. Kseniya soupçonne que l'un d'eux est aussi le père de Pavel. Ekaterina qui était leur esclave, leur souffre douleur ne l'a jamais prononcé mais à demi-mot les femmes se sont comprises. Ekaterina était la petite dernière d'une fratrie de 8 gosses. Ceux qui restent avec la mère sont les aînés.  La mère est un tyran largement aussi alcoolisée que ses fils selon Kseniya. Leur maison n'est rien d'autres qu'un taupis qui pue le samogon (vodka frelaté faite maison).

     

    La vodka est un alcool à 40°, mais celle que les hommes comme les frères Panchenko fabriquent peut monter à 70, 80°. Beaucoup de Russes s'adonnent au zapoi du matin au soir. Comprends qu'ils boivent non stop. Autant te dire que les consommateurs deviennent vide de véritables épaves.

     

    Kseniya Krassovski savait que Pavel n'avait aucune chance de survivre plus de quelques mois au milieu de sa famille sans sa mère. Son coeur a lâché à 23 ans. Partageant son avis, j'ai couvert les 5000 km pour aller le chercher. Il n'avait pas encore ses trois ans. Je n'ai jamais rencontré sa famille, je l'ai récupéré au dispensaire de Lessossibirsk, Kseniya s'étant occupé de tout.

     

    Je juge que c'est à moi, non à elle, de leur annoncer son décès.

     

    Pavel est mort parce que Otkrytie Lazarev et Nicolaï Butusov, deux gamins de son âge, soit huit ans, le jalousaient. Pavel avait une photo de sa mère. Chose qu'ils ne détiennent pas. L'un comme l'autre ils ont été trouvé dans la rue. Enfin le premier nommé entre les poubelles d'un quartier fortement malfamé, sa mère doit y être prostituée et le second dans une église ce qui ne prouvent pas sa mère plus chaste.

     

    Quelques heures avant le drame, ils lui ont volée la photo de sa mère. Jeux de harcèlement classique. "Tu la veux, viens la chercher - non je ne te la rendrais pas..." Tu vois le genre. Ce n'était pas la première fois que Lazarev la lui volait. Ordinairement au bout de quelques minutes, Pavel pleurait et Lazarev la laissait tomber puis s'en allait en le traitant de bébé. Sauf que cette fois Butusov était du harcèlement et il a ri en déchirant la photo de la maman de Pavel. Le pauvre môme a ramassé les morceaux, mais il n'a pas supporté, il s'est jeté par dessus la rampe de l'escalier ensuite.

     

    Demain je rentre à Spasibo et lundi 11 j'embarque Otkrytie et Nicolaï avec moi pour Krasnoïarsk. Je veux qu'ils se souviennent de Pavel. Je veux qu'ils voient d'où il vient, je veux qu'ils comprennent qu'ils n'avaient rien à lui envier.

     

    Évidemment je ne vais pas les présenter aux Panchenko comme ses assassins. Officiellement nous ne savons pas pourquoi Pavel s'est suicidé. Si nous les avions dénoncé aux autorités, Otkrytie et Nicolaï auraient été retirés de l'orphelinat pour être placés dans une maison de redressement sur des années. Ils n'auraient plus eu aucune chance de sauver leur avenir.

     

    Je vais les emmener avec moi et ils vont ensuite présenter aux autres enfants, un exposé sur les méfaits de l'alcool sur le corps humain, les conditions de vie dans l'extrême pauvreté sibérienne.

     

    Comme je l'avais supposé je ne serais donc pas à Foch pour fêter nos anniversaires ensemble vendredi 15. Après la Sibérie je devrais demeurer plusieurs jours à Spasibo. Je veux être là pour contrôler le comportement des terreurs. Jusqu'alors ils se la jouent caïds mais comptent sur moi pour leur enlever l'envie de continuer. Je veux voir comment ils vont évoluer.

     

    Je ne m'attends pas à ce que tu comprennes ma démarche, ma logique de priorité, aussi, si tu n'es pas contente, tu peux prendre une journée à me l'écrire si cela te fait plaisir ou te défoule mais merci de ne pas me la poster, ou de me la laisser dans le vase si tu la rédiges à Paris.

     

    Mickaelle, quand tu donnes un coup d'aspirateur chez toi, tu ne passes jamais la brosse sous ton lit ? Moi je le fais. J'ai donc trouvé le cadeau que tu y avais caché. Il m'a beaucoup touché. J'avoue que jamais je n'avais songé à faire agrandir la photo de ma mère. Merci. Oui cela me touche vraiment beaucoup.

     

    Suite à l'histoire de la photo de la maman de Pavel réduite en miettes, voir celle de la mienne agrandie, je te jure qu'émotionnellement l'effet est étrange. Il y a de drôle de coïncidence dans la vie parfois.

     

    Tu trouveras le tien sur ton oreiller.

     

    Je ne pars pas pour une partie de plaisir. A défaut de me comprendre, admets moi comme je suis. Je ne suis pas bien élevé, je ne suis pas un personnage de tes romans, un homme qui invente les mots pour envouter les femmes. Je suis juste un mal-né conscient que c'est une chance de te connaitre.

     

    Ne déserte pas ma vie, folle Sirène.

     

    Foch, le 5 Avril 2106.

    C.A.T

     

    PS : Cela veut dire Mickaelle.

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 9 Octobre 2016 à 08:16

    Une histoire de photos cette fois. Le style de Cole est bien plus "technique" et faussement détaché, tu joues bien sur le contraste entre les deux.

    L'histoire de Pavel est terrible, et, la aussi, Cole la raconte froidement mais on sent de l'empathie qu'il veut dissimuler.

     

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    2
    Dimanche 9 Octobre 2016 à 12:38

    Très beau compliment, merci.

    Dans un duo aussi concentré, j'ai toujours peur de ne pas bien parvenir à  les individualiser. Et puis il y a aussi la peur que "mes" hommes soient pas assez HOMME puisque sortis de mon cerveau de femmes, comme dans beaucoup de film les enfants ont des répliques qu'aucun gosse de leur âge ne dirait.

    Donc merci, tu me rassures.

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