• 21

    Je n'y comprends rien. Pourquoi cette violence ? Pourquoi ?

     

     - Tu peux revenir Geaidydy. Il est parti.

     

    Je vais vraiment finir par croire que cette famille n'est constituée que d'individus à double personnalité. Après Solange la mère, voici Samuel le fils. C'est terrible mais j'ai envie d'ajouter une tirade que je vois bien Halka articuler : " Dieu merci le père est mort, et il n'y a pas d'autres enfants. "

     

    La mère en personnalité première, c'est une amie merveilleuse, une femme super heureuse de me voir devenir sa voisine, mais en seconde personnalité, j'ai affaire à un bloc de glace, pire un iceberg qui migre à mille cinq cent kilomètres pour couper tout contact avec moi.

     

    Le fils, je  l'ai rencontré pour la première fois à l'enterrement de son père. Si mille fois j'en avais entendu parlé de façon bien moins élogieuse qu'il ne le mérite, je doute que Solange lui ait raconté quoique ce soit de mon existence. Pour lui, je ne suis personne. Néanmoins sans une once d'hésitation il m'offre des dizaines d'heures de sa vie pour venir poser ma clôture. Clôture qui, de surcroît,  a fait tourner la face de sa mère. Généreux, courageux, plein de joie de vivre, Samuel est un homme attachant, charmant. Quelque peu immature, pitre, tant grotesque que farceur, en un mot, farfelu. En résumé, jusqu'alors j'ai eu face à moi un être expert dans l'art des créations de fous rires chez autrui. Samuel c'est aussi  une crème avec le cœur sur la main. Enfin, en version un, car en version deux il a le poing serré qui cogne fort là où cela fait le plus mal. Et il cogne sans sommation.   

     

    Incompréhensible.

    Je suis abasourdie. Bien plus stupéfaite que consternée.

     

    Je devrais me lever, débarrasser la table, enlever son verre au moins. Je ne sais pas, je devrais faire quelque chose, reprendre le cours de ma vie, mais il m'a mise KO, je suis figée sur place. C'est impressionnant la violence, la force de percussion.

     

    Halka arrive. J'entends sa voiture se garer dans la cour. Je ne dois pas restée comme ça. Je dois me bouger. J'ai l'impression d'avoir mille kilos à soulever et zéro muscle à ma disposition. Effarant !

     

    Guénady aussi l'a entendue. Si je pouvais avoir son aisance, sa souplesse.

     

     

     

    H : - Salut je suis naze.

    KA : - Je traduis. Tu ne veux ni me voir, ni m'entendre.

    H : - Non cela veut dire : salut, j'suis naze. C'est quoi ce plateau, tu attends quelqu'un ?

    KA : - Toi.

    H : - Je ne picole pas au point d'avoir besoin de deux verres. C'est quoi tes mixtures ? Le rouge on dirait du sang de bovin et l'autre ... Sa diarrhée ? Mais elle sent bon.

    KA : -Tu es le critique gastronomique le plus lugubre que je connaisse.

    H : - Parce que tu ne connais que moi. Donc c'est quoi tes trucs là?

    KA : - Ta diarrhée est un velouté de bananes et fraises. L'autre c'est un tonique de légumes.

    H : - Carottes, poireaux, pommes de terre ! Comment ce peut être rouge sang alors ? Pourquoi tu veux que je bois ça ?

    KA : - Je ne t'oblige à rien, c'est le verre de Samuel que tu t’appropries. Il y a de la betterave rouge dedans. Du gingembre et du raisin aussi. Par contre, désolée mais il n'y a pas de poireaux.

    H : - Samuel est là !

    KA : - Etait.

    H : - Il est parti chez sa mère chercher la bouteille de martini blanc. Il est parfait ce mec. Un peu déjanté mais parfait. Il ramène les cacahouètes aussi car toi tu ne les as pas. Mais comment des fraises peuvent avoir la couleur du vomi ?

    KA : - Reste vendeuse de meubles, tu n'as aucun avenir en critique gastronomique.   Il y a des flocons d'avoine dedans, et un yaourt. Tu peux goûter si tu veux, mais je l'ai fait pour moi.

    H : - J'attends le martini.

    KA : - Et bien tu vas attendre longtemps.

     

     

    Le visage de Halka s’assombrit, ses sourcils s'abaissent, je le vois. Je me suis voulue heureuse, enthousiaste, mais je ne suis pas bonne comédienne. Elle a compris qu'il se passait quelque chose.   Si elle avait été la fille du repas de dimanche soir, la fille un peu sombre, un peu repliée sur elle-même, il m'aurait été facile de lui résumer ce qui vient de se passer, mais elle est si lumineuse, si énergique, si tout simplement elle , qu'il n'y a aucune chance qu'elle se taise ou qu'elle fasse preuve de compassion. Elle va rire à gorge déployée avant même que je n'ai fini de raconter. Et elle va en rajouter, une couche, deux couches, trois couches. Je n'ai nulle envie d'essuyer ses railleries.

     

    KA : - Tu as prévu quelque chose pour ce soir. Si on allait à Rennes. Je ne sais pas ? Au cinéma ?

    H : - Et pourquoi pas à la piscine puis à l'opéra ! Qu'est-ce qui se passe entre Samuel et toi ? Pourquoi tu ne veux pas me le dire ? Parce que c'est ça, tu ne veux pas me le dire.

    KA : - Tu vas en plaisanter. Je t'entends déjà rire. Toute La Mézière t'entend déjà rire.

    H : - Il t'a embrassée ! Sérieux ? Trop digue ! Enfin non, y'a Marie Pierre. Merde alors il t'a embrassée !

    KA : - J'aurai préféré.

    H : - Merde d'alors. Alors toi tu caches bien ton jeu. Tu lui as fait des avances et il t'a repoussée. Je n'avais pas capté que tu le voulais dans ton lit. Tu n'arrêtes pas de parler de Xavier, Xavier par si, Xavier par là, comme si il allait revenir d'un voyage d'affaire dans l'heure, comment j'aurai pu imaginer que tu fantasmais sur Samuel. Tu caches bien ton jeu toi. Purée ! Merde d'alors, mais c'est pour ça que tu étais si verte quand tu as cru qu'il me violait. Ah j'avais pas capté. Merde alors, il te plait. Il est pas moche, c'est vrai il n'est pas moche. Un peu trop , enfin pas assez, mais bon c'est que moi j'aime, enfin on se fout de moi là. C'est con y'a Marie Pierre. Et puis il y a Solange en belle-doche ! Purée ! Il t'a repoussée. Mais il t'a repoussée un peu parce que son orgueil de mâle n'aime pas les filles qui font le premier pas, ou il t'a repoussée style t'a aucune chance meuf ?

    KA : - Tu as bien plus de talent comme romancière que comme critique culinaire.

    H : - Bon, je te promets, sur les fesses de Guénady : Je ne ris pas, et cadeau immense, je me tais. Pas un mot. Pas même une onomatopée. Rien, que dalle, silence total, mais toi, parle. Que c'est-il passé entre vous ? Allez raconte. Tu vois je m'assieds, et même, docilité et soumission je vais boire ton rouge  de betteraves sans poireau. Allez déverse.

     

     

     Samuel !

    Mon téléphone portable m'annonce un SMS et je sursaute, je pense à Samuel. C'est plus fort que moi, pour l'heure lui seul occupe mes pensées. Bien sûr je n'occupe pas les siens aussi le SMS ne peut être de lui.

     

    Inutile de lever les yeux vers Halka dont le visage a plongé dans le verre. Elle a compris, je ne pense qu'à lui. Comme le verre n'est pas un rempart suffisant, elle se lève pour  filer vers le coin cuisine en emportant Guénady, afin de me laissait tout le loisir de lui répondre. Belle délicatesse. Je n'en attendais pas autant d'elle. Elle ordinairement si, rentre dedans si, percheron.

     

    Ce n'est qu'une pub de chez Orange.

    Qu'avais-je imaginé ! Il ne peut se repentir aussi rapidement. Impossible de le concevoir prendre son portable pour s'excuser. D'ailleurs comment pourrais-je l'envisager faisant quoi que ce soit, j'ai l'impression de ne plus le connaitre. Qui était le Samuel qui est entré dans le salon ? L'homme sur la terrasse était Samuel, le clown Samuel, le charmant Samuel. Mais ensuite, une fois la porte d'entrée franchit, qui fut-il ? Je ne sais pas.

     

    Pourquoi a-t-il réagi comme ça ?

    Quel mal  y a-t-il ?

    Ce n'est qu'un livre.

    Juste un livre !

     

    J'aurai compris que Halka le rejette. D'ailleurs c'est un peu ce qu'elle a fait. J'ai cru qu'il pouvait l'aider. Jocelyne aussi y a cru. Elle m'a encouragé à le sortir de sa bibliothèque pour le prêter à Halka.

    Elle ne peut pas passer toute sa vie à faire des cauchemars d'incendies, il faut qu'ils cessent.

    Tout à une raison d'être et surtout, tout a un point de départ.

     

    Qu'elle fasse des cauchemars d'incendies après avoir vu sa maison en flammes, il n'y a rien d'étonnant. Je ne suis pas psy mais il me semble qu'une personne qui voit sa maison en flammes au moment où son amoureux rompt avec elle et qui ensuite perd le sommeil pour cause de cauchemars d'incendies, est quelqu'un qui s'accroche au feu pour ne pas regarder  le coeur du problème, soit la cassure de son couple. Halka n'a abordé le sujet de sa rupture ni avec Jean Christophe, ni avec un tiers. Elle n'en parle jamais. Elle est passée d'une vie de couple, à une vie de célibataire en une fraction de seconde. Ce n'est pas normal. Elle est dans le déni. Et Jean Christophe aussi. Je le lui ai déjà dit, je suis sûre qu'elle bloque sur l'incendie pour ne pas aborder le sujet essentiel : sa rupture. Je n'affirme pas avoir raison à 100% mais je sais détenir une part de la réalité. J'en suis sûre. Les cauchemars masquent un déni.

    Un jour ou l'autre elle s'effondrera. C'est impossible autrement.Et les cauchemars disparaitront.

     

    Jocelyne pense que ma théorie est plausible, mais elle pense aussi qu'il y a fort à parier que si Jean Christophe et Halka n'ont pas cherché à se rencontrer depuis la rupture, c'est que leur amour  ne devait pas être vraiment fort.  Je n'ai jamais entendu une femme parler de son amoureux avec amour. Ni un homme d'ailleurs. Il n'y a que dans certains livres que j'arrive à relever des phrases qui touchent ma réalité. Le sujet n'est pas là. Même sans amour, une rupture aussi soudaine,  c'est un choc. Un jour Halka devra aborder le sujet.

     

    Mais il y a autre chose derrière les cauchemars, à n'en pas douter.

     

    Il y a l'enfant. L'enfant qui brûle et qu'elle nomme Samuel. Elle ne l'a pas inventé pour penser à une autre personne que Jean Christophe. Au moment où elle a hurlé son prénom pour la première fois, elle ne pouvait pas savoir que dix minutes plus tard, Jean Christophe allait l'abandonner sur le trottoir. Elle n'a donc pas inventé Samuel pour placer Jean Christophe au second plan.

     

    Quand j'ai vu ce livre dans la bibliothèque de ma belle-mère je me suis dit que peut-être, une phrase, un mot se transformerait en déclencheur et que Halka comprendrait quelle est la source de son cauchemar. Je n'ai ramené le récit que pour l'aider.

     

    Halka n'a pas été convaincue. Elle a laissé le livre sur la table de salon. Il y prend la poussière depuis lundi.

     

    H : - Tu as commencé à le lire ?

    KA : - Non.

    H : - Tu le regardes comme si il était la source de tous tes malheurs.

    KA : - Quand Samuel l'a vu, il a posé son verre pour le prendre dans ses mains. J'ai vu ses mâchoires se serrer. Et puis ensuite il a explosé. Il a articulé avec une colère froide que j'étais encore plus conne que sa mère prétendait, que je lisais vraiment n'importe quoi. Il a balancé le livre, j'ai cru que j'allais me le prendre en pleine tête, mais il a percuté le mur avant de retomber sur le canapé. Avant qu'il finisse sa course, Samuel avait quitté le salon en emportant sa colère noire.

     

    Halka ne rit pas. Halka ne répond pas. Elle reste interdite comme moi. Nous sommes là, face à face dans le salon, elle debout, moi assise. Sur la table entre nous une couverture qui ne nous aide pas à répondre à nos pourquoi.

     

    Souad  - Brûlée vive.

    « 2022 »

  • Commentaires

    1
    Samedi 27 Février 2016 à 08:02

    Un chapitre que j'ai bien aimé, le thème de la double personnalité qui  y est abordé notamment. Et ce livre ? suspense ...

    Ps : je pense qu'il y a une image ou quelque chose en fin de l'article mais chez moi ça donne un carré blanc (censuré ? oh). Bonne journée.

    2
    Samedi 27 Février 2016 à 13:14

    Chez moi aussi c'est devenu un espace blanc. Je vais le remettre.

    En fait c'est la couverture du livre de Souad.

    3
    Samedi 27 Février 2016 à 19:44

    Merci, ah oui je comprends. Excellente lecture (si j'ose dire, hélas)

      • Samedi 27 Février 2016 à 20:16

        Et toujours le feu ...

    4
    Samedi 27 Février 2016 à 20:24

    Le roman se nomme "Il brûle" .

    Donc le feu .

    Quand il s'éteindra le roman aussi.

    Il reste une bonne dizaine de chapitres.

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :