• 174 - Partie 1 - Jour 12. (2)

    - Qui y a-t-il de mieux pour finir une soirée qu'un bon vin et un ami ? Commença-t-il en s'avançant vers le siège en face de Bernard qui se contenta de relever la tête, de poser son stylo.

     

    En silence Bastien les servit. Il eut tout le loisir de déguster le vin, d'en raconter les saveurs.

     

    Bernard bien adossé à son siège l'écoutait sans réagir.

     

    Il n'était pas facile de savoir si sa présence le dérangeait, par exemple parce qu'il le retardait dans ses comptes, ou si il appréciait cette pause non programmée. Bernard savait demeurer impassible en toute circonstance, c'était le genre d'homme qui devait être redoutable aux cartes. Ils n'avaient jamais jouer aux cartes ensemble. Ils auraient pu mélanger les couples, mettre Yvane avec lui, et les deux supérieurs ensemble. Il aurait bien aimé mieux connaitre Yvane, passer une soirée avec elle, mais en présence des deux dictateurs, à quoi bon .

     

    Bernard avait levé le bras pour saisir le verre tendu, mais il l'avait ensuite posé à sa droite, sans y avoir porté les lèvres. Un geste, juste un geste. Alors Bastien racontait le vin et deux trois bricoles futiles pour donner l'illusion d'une belle ambiance, d'une riche fin de soirée entre amis. Il se savait seul face à un mur de glace. Il était toujours seul face à un mur de glace quand il passait du temps avec Bernard, et pour une absolue sincérité, il adorait qu'il en soit ainsi. Un homme qui entre en communication est une personne qui annonce une possible opposition. Bernard ne s'opposait pas. Certes il ne soutenait pas plus, mais il ne réveillait jamais la susceptibilité. Bastien aimait cette présence absente aussi réconfortante qu'encourageante. Bernard était l'ami parfait pour Bastien. Et Bastien était l'exact besoin de Bernard. Il ne l'obligeait à rien, se suffisant à lui-même. Jamais une exigence de plus de mots, d'un jugement, d'un fond de pensée. Bastien était l'ami qui lui foutait la paix tout en le divertissant, l'obligeant à freiner, à  sortir de sa planète restaurant. Ils s'utilisaient.

     

    En public comme en tête à tête Bernard excellait en tout. Il passait pour ce qu'il se prétendait soit un amateur de vins, un grand connaisseur des crus, mais face à Bastien, il redevenait un homme qui n'y comprenait rien et n'y tirait aucun plaisir. Le sommelier de l'équipe était Bastien, il était depuis toujours responsable des achats, celui des deux qui visitait les producteurs. Officiellement parce que Monsieur Jolizec'h ne disposait pas d'assez de temps pour visiter les châteaux.

     

    Yvane vidait des litres de coca-cola. Une horreur. Lui ne vidait que des bouteilles d'eau gazeuse. Valait-il mieux ? Oui car lui ne se le permettait qu'en privé, juste qu'en privé, alors qu'elle avait l'indécence de commander du coca-cola dans un restaurant trois étoiles. Aucune éducation. Une désolante. En public il savait que toujours on se doit bien plus qu'on a le droit, aussi, en public il se jouait Bastien, il l'imitait si bien que le modèle faisait pâle effet face à la copie ... En public il doit tant être... Comme Yvane a pu le réduire ! Elvira se sera autre chose. Bastien n'était plus qu'objet animé longtemps, Bernard songeait aux deux femmes. L'avenir s'annonçait radieux. Un microscopique sourire se dessina à l'angle droit de sa bouche.

     

    Bernard baissa les yeux sur son doigt. L'emprunte de l'alliance marquait encore un peu la peau. Incroyable la mémoire des tissus. Yvane ne l'avait jamais épaulé, toujours elle l'obligeait à se justifier. Sur de nombreux points, elle était paraît à Bastien, sauf qu'elle était désolante et qu'il avait un incroyable talent en cuisine. Mais ils avaient la même incompétence à  construire une conversation. Mille fois ils tournaient autour du pot, incapable de dire d'entré ce qui les préoccupaient. Et il fallait toujours qu'ils fassent des tonnes, d'un rien du tout.

     

    Bernard n'était pas dupe, Bastien n'était pas monté le voir juste pour ne pas rentrer chez lui, il y avait autre chose, aussi quand il l'entendit lui dire qu'ils étaient amis depuis treize ans, il sut que le sujet allait être grave. Enfin grave !  Bastien devait être remonté au nom de tous les employés curieux de l'avenir de Marie José parmi eux. 

     

    Marie José ! 56 ans, quatre vingt kilo de jambons et de poitrine. Un serre-tête rose avec une grappe de fleurs toutes aussi roses, sur des boucles courtes d'un châtain beaucoup trop foncé pour les bajoues et le double mentons flasques qu'elle avait pour visage. Jamais satisfaite. Toujours à avoir mal quelque part. Une épicière des années vingt,  une commère à l'imagination débordante. Bien sûr qu'il avait baissé son salaire avant de l'embaucher. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il ne l'aurait même pas prise dans son équipe, il l'aurait dégagée comme il avait dégagé les dizaines de photographies en noir et blanc qui racontaient un Royan vieux d'un siècle. Mais Igor l'avait mise sur la balance. Si il ne la gardait pas, il ne vendait pas. Bernard avait horreur des chantages.

     

    Un jour, quand il était très petit, en compagnie de son grand-père Félix, il avait assisté à une scène qui avait marqué sa vie. Dans une forêt, un petit bois, aucune mémoire pour le futile, une petite équipe de cavaliers s'était avancé vers eux. Les chevaux devaient prendre à gauche pour lui, à droite pour eux. L'un d'eux le refusa. Il devint nerveux, tourna sur lui-même, s'éleva pour mettre au sol sa cavalière qui sut rester en selle. Au début les autres chevaux l'attendirent, les autres cavaliers donnaient de la voix, et puis, l'équipe continua sa route, le cheval qui refusait d'entrer sur le chemin, avança au pas vers Bernard et son grand-père. Mais au bout de quelques mètres, la femme sauta au sol, alla se placer à sa tête, et calmement, entre caresses et encouragement, elle le fit reculer. Le cheval n'avait alors plus rien d'une bête folle, agressive, c'était un gros gentil toutou qui reculait, les naseaux respirant les cheveux qui dépassaient du casque.  Il ne se rendit pas compte que ses sabots ne traçaient pas une ligne droite, il ne réalisa pas plus qu'il entrait sur le sentier dont l’entrée le paniquait.  La femme finit par remonter à cheval, d'un mouvement de bride, elle le fit faire un demi tour. Alors, dans son champs de vision, il découvrit l'équipe à des dizaines de mètres devant eux. Il partit au petit galop les rejoindre. De ce jour, son grand-père lui crut  une passion pour les chevaux, aussi, il lui en offrit en plastique, en fourrure, en céramique. Connerie. Il obligea même ses parents à l'inscrire à des cours d'équitation. Connerie aggravé. Si encore aujourd'hui, sur son bureau, il a un petit cheval en plomb c'est pour ne jamais oublier ce qu'il avait compris ce jour là : Même du plus terrible monstre, tu peux obtenir ce que tu veux. Il suffit de lui cacher où il va.

     

    Igor l'avait contraint à garder Marie José.  Alors oui il l'avait gardé mais il lui avait baissé son salaire, et il s'était promis qu'au premier problème, il serait intraitable et qu'en moins de temps qu'il faut pour s'adapter à la ville nouvelle, elle serait éjectée. Le plus fou est qu'il avait oublié. Les jours, les semaines, les mois s'étaient additionnées à une vitesse vertigineuse, il en avait oublié de s'occuper de Marie José. Et puis elle avait débarqué en sueur et colère dans sa cuisine. Une lapine qui se fait prendre dans un piège à collet posé par elle-même. Grasse et sotte. De la pure jubilation. Bastien avait raison, il fallait lever les verres.  Enfin il avait eu une occasion de lui asséner un avertissement. Bonheur. Et en réaction elle s'était posée en arrêt maladie. Que du bonheur. Elle se tuait toute seule. Bernard baissa les yeux sur son verre. Bastien avait vraiment raison, une belle journée finissait. Il leva son verre, et y trempa les lèvres.

     

    - Raconte. Ils disent quoi ? Qu'on ne la reverra jamais.

     

    Bastien ne s'attendait pas qu'il aborde le sujet, il en fut soulagé, lui qui ne savait comment venir au fait.

     

    - On se connait depuis treize ans maintenant, je t'ai toujours soutenu, prouver ma loyauté. Nous sommes amis. Tu sais que tu peux compter sur moi en toutes circonstances. Tu sais que je sais tenir un secret. Parle moi Bernard.

     

    En réponse Bastien vit un corps se redresser dans son siège, des yeux devenir étincelants. Il le connaissait ce regard, c'était celui des grandes victoires, d'un homme qui se sentait invincible. Ordinairement, il l'appréciait, y puisait même une certaine force, mais  cette fois, il le jugea tellement déplacé, indécent, qu'il en éprouva un réel mal-aise physique, tant et si fort qu'il s'en leva de sa chaise, qu'il alla se blottir dans l'angle opposé de la pièce.

     

    - Je vous ai vu, reprit Bastien en fixant les pieds de la chaise qu'il venait de quitter. Tu le sais que je vous ai vu. Tu peux me faire confiance. Dis moi où elle est.

     - Tu as vu quoi ? Qu'y avait-il à voir ?

     

    Salaud. Il pensa Salaud. Jamais, non jamais il n'avait eu une violence à l'encontre de Bernard. En treize ans, non jamais, pas une fois, pourtant bien d'autres que lui auraient eu des envies de meurtre quand il s'attribuait le mérite d'une réussite qui n'était pas sienne, quand il posait son nom sur toutes les gloires, comme par exemple pour le vin. C'était lui Bastien qui avait un palais, lui qui savait reconnaître les vins les yeux fermés, lui qui composait la cave du restaurant. Bernard parlait équipe, mais il n'était que pieuvre qui attachait les gens à ses tentacules. Beaucoup ne supportait pas, Bastien acceptait tout, il était sans ambition, sans orgueil.

     

    Mais il avait de la dignité et il ne fallait pas y toucher.

     

    Quand était-ce ? Une semaine, deux semaines avant sa disparition ? Elvira et Bernard étaient à l'étage, dans les appartements de Bernard, anciennement ceux de Igor. Monsieur Patrick Marengo, le tout nouveau maire de Royan, au téléphone désirait parler à Bernard, et ne semblait pas avoir de patience. Le téléphone était déjà passé par toutes les mains, il fallait au plus vite que la voix de Bernard se fasse entendre, aussi, sans hésiter, Bastien quitta ses casseroles, monta l'escalier. Il allait vite, faisait donc du bruit.

     

    On ne peut qu'imaginer ce qu'il y a avant, et l'imagination est rarement comparable à ce qui était vraiment, aussi, Bastien évitait le plus souvent possible de vouloir savoir l'invisible, il se contentait de vivre de ce que ses sens lui offraient. Il avait vu Elvira bloquée entre mur et patron, une Elvira au visage rougi, aux pupilles dilatées, une Elvira qui profita de son arrivée pour fuir un homme rayonnant, un homme triomphant. Un homme qui avait le même regard que quelques instants avant.

     

    - Où est Elvira, Bernard ? Que lui as-tu fait ?

     

    Bernard éclata de rire. Dire qu'il croyait que le sujet était la veille lapine à bajoue. Elvira !  Tout en riant, il fit tourner son siège pour poser les pieds sur son bureau.

     

    - Tu vas me trouver grand seigneur Bastien. J'ai décidé de ne pas lui enlever un seul jour. Fin septembre, elle touchera un salaire plein. Va savoir, j'y ajouterai même peut-être une prime. Je suis royal, tu ne trouves pas  ?

     

    Bastien perdit dix degrés en une fraction de seconde. Il était plus glacé que si il venait de passer les trois dernières heures dans le congélateur.

     

    - Tu l'as violée. Tu l'as violée.

     

    Le sourire de Bernard se brisa. Très lourdement ses pieds retombèrent au sol, s’avancèrent vers un Bastien statufié.

     

    - Tu as une sale mine Chevalier. Très sale mine.

     

    Les deux hommes se toisèrent. Et puis Bernard se dirigea vers la porte, derrière laquelle il s'enferma. Mais sur le chemin, le temps de la traversée de la pièce il annonça que le restaurant n'avait pas besoin de ses services sur les dix prochains jours au vu de la présence quotidienne de Igor. Et en le dévisageant, la poignée de la porte en main, il ajouta que lui aussi aurait un salaire plein mais pas de prime puisque dix jours de vacances en plus des cinq semaines réglementaires.

     

    - Oui vraiment je suis un grand seigneur. Tâches de t'en souvenir Bastien Chevalier.

     

    Bastien dans sa voiture ne se réchauffait pas. Glacé il était, glacé il demeurait.

     

    Il l'avait violée. Bernard l'avait violée.

     

    Comment et surtout pourquoi trouver la force de rentrer chez lui où Clotilde n'allait pas admettre les dix jours sans explications. Depuis que sa fille Camille s'était exilée à New York, il lui était de plus en plus difficile de respirer dans sa maison entre sa dictatrice de femme et Alice qui ressemblait de plus en plus à sa mère, sa grand-mère.

     

    Il l'avait violée.

     

    Comment Yvane pouvait l'avoir aimer autant ?

     

    Il l'avait violée.

     

    Son téléphone sonna. Inutile de regarder l'écran. Il aurait déjà du être chez lui. Clotilde voulait une explication.

     

    Bastien tourna sa clé de contact en suppliant les Dieux de le tuer sur la route.

     

    Il l'avait violée. Et il en était fier.

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 30 Novembre 2017 à 20:43

    On évolue bien cette fois. Bon le Bernard, il est particulièrement sympathique .. tu as envie de lui taper sur l'épaule .. 

    Comment les deux protagonistes de ce chapitre peuvent ils se respecter ?

      • Jeudi 30 Novembre 2017 à 21:15

        le yin et le yang.

        Et tu penses que Bastien pense vrai, que le viol a vraiment eu lieu, que c'est la cause de la disparition de Elvira ?

      • Vendredi 1er Décembre 2017 à 15:04

        Honnêtement je ne sais pas. Je ne pense pas, peut être un "déclencheur". Mais Bernard n'attire pas la sympathie

      • Vendredi 1er Décembre 2017 à 21:49

        Sauf changement dans 2 chapitres (journée) tu sauras si il a vraiment eu lieu.

    2
    Dimanche 17 Décembre 2017 à 21:56
    erato:

    Un duel sans résultat , chacun reste sur sa position!

    Je n'aime pas Bernard !

      • Lundi 18 Décembre 2017 à 20:35

        Je ne pense pas qu'il ait beaucoup de fan.

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