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173 - Partie 1 - Jour 12. (1)
Il l'a violée.
Il était assis dans sa voiture depuis de longues minutes et ne parvenait toujours pas à réagir. Il était sous le choc, toujours sous le choc.
Il l'avait violée.
Quand il était arrivé au restaurant le midi d'avant, qu'il avait salué tout le monde, il avait tout de suite senti le mal-aise. Une fois monté dans le petit appartement qui servait de vestiaire, il avait compris en lisant la note de Bernard. Qu'avait donc pu faire Marie José de si grave pour mériter un avertissement ? Elle était une femme fatiguée par la vie, qui gardait le sourire en public malgré tout. Il la connaissait bien peu en fait, ils ne se rencontraient presque jamais. Il ne sortait pas de sa cuisine, elle passait son temps en salle.
Le soir, tout le monde trainait autour d'une tasse de café, un verre de vin, une pâtisserie. Yohann distribuait ses boites à emporter. C'était à ce moment là qu'il découvrait le plus les gens qui travaillaient au restaurant avec lui, seulement Marie José prenait sa boite et disparaissait. Alors elle était celle qu'il ignorait le plus.
Mais ce n'était pas tout. Un autre que lui, n'aurait pas eu besoin de plus de temps pour cerner le personnage, seulement lui, il s'indifférait complètement de qui était ses collègues.
Quand il était arrivé avec Bernard, les employés l'avaient assimilé au patron. Un jour Yohann le lui avait exprimé dans sa langue : les bretons kif-kif bourricot. Les bretons ! Pour tous Bernard et lui étaient des bretons puisque venant d'un restaurant situé à Rennes, la capitale bretonne. Des bretons, juste des envahisseurs bretons. Étiquette vite faite.
A leur arrivée une certaine hostilité était palpable.
Pour beaucoup le restaurant devait revenir à Elvira. Chacun avait du s'inventer un avenir sous la nouvelle direction. Une augmentation, un changement d'horaire, de nouvelles responsabilités. Tous avaient du s'inventer une réorganisation qui leur serait favorable sous la direction de Elvira. Que Igor vend, que Bernard achète, ils n'avaient pas compris. Sans rien savoir de lui, Bernard était déjà lourdement coupable, il avait tué leur rêve.
L'accueil avait été froid, glacial. Et ni Bernard, ni lui, n'avait œuvré pour un réchauffement. Probablement même qu'ils avaient amplifié la froidure. Bernard est un ours qui n'accorde de la valeur qu'à la cuisine. Les clients, les employés, si il pouvait s'en passé, il vivrait mieux. Il n'avait même pas vu l'utilité de se présenter le premier jour. Pas plus il n'avait jugé bon de saluer chacun ne serait-ce que pour connaître le visage des gens qu'il s'était engagé à payer contre travail fourni.
Yohann avait raison en soit : kif-kif bourricot. Ils étaient deux obsédés de la perfection, deux coureurs après une étoile.
Non Bernard et lui ce n'était pas kif-kif bourricot. Déjà parce que seul Bernard était breton, un breton du Morbihan. Lui, il était normand, un normand de Avranches. Et puis il suffisait de comparer leur vie de couple pour constater le gouffre qui les séparait. Clotilde était une bourgeoise qui ne se souciait que de son image, qui n'avait aucune ouverture d'esprit. " Le Pape a dit : tel se doit la vie ". Elle se jugeait moderne car elle avait laissé les téléphones portables et internet entrer dans les chambres d'enfants, mais elle était l'exacte réplique de sa mère Marie-Paule De Montquefort, elle-même exacte réplique de la sienne Paule-Yvonne Amyot D'inville épouse De Montquefort, descendante de Amédor Amyot D'inville le noble du 17ème siècle, celui-là même qui créa tant et tant de dettes de jeux que la famille fut contrainte de vendre leur château du Perche. Grand-mère, mère, fille, des femmes froides, aigries d'avoir perdu le château. Et dire que Alice leur dernière fille à dix huit ans était déjà le clone des trois femmes. Heureusement qu'il y avait Camille, la rebelle, sa fierté. Mais autant dire qu'il l'avait perdue puisqu'elle vivait à New-York et n'avait aucune envie de revenir un jour en France. Yvane était belle, diplômée. Elle allait travailler chaque matin, elle vivait dans la vie, non dans un siècle passé. Elle était surtout folle amoureuse de son mari. Comment Bernard avait pu divorcer d'une telle perle? La douce Yvane, la charmante Yvane. Kif-kif bourricot pour kif-kif bourricot il était Yvane non Bernard. Deux obsédés à satisfaire un conjoint qui trouve toujours à redire, qui ne voit jamais tous les effets fournis.
Au début quand il avait été question d'acheter à Royan, il ne lui avait rien demandé puisqu'il lui semblait évident qu'ils devaient affronter les même obstacles. Certes Yvane n'allait pas pouvoir faire 4h30 de route matin et soir, elle n'allait pas pouvoir non plus garder son logement sur Rennes puisqu'il était intégré au restaurant, mais elle pouvait prendre un deux pièces le temps de trouver sur la Charante-Maritime, un poste qui lui conviendrait. L'annonce qu'elle ne rejoindrait pas Bernard sur Royan, qu'ils allaient divorcer, fut un immense choc pour lui. Comme ce viol.
Il l'a violée.
La journée d'hier lui avait paru longue, dense, indigeste. Yohann et ses blagues à la con, Thomas incapable de réussir une sauce de base, Bernard exigeant comme jamais et Igor qui donnait des ordres à tous et qui ajoutait du poivre vert dans sa sauce au fénugrec. Arno s’asséchait, Marie José se gavait de médoc et Igor se prenait pour un cuisinier de l'équipe. Mais pourquoi Bernard ne le foutait-il pas à la porte ? Il encombrait bien plus qu'il n'aidait.
Le soir il avait trainé à aider Sergio. Il avait envie de faire un point avec Bernard, il avait besoin de retrouver la force de leur duo qui l'avait conduit à affronter sa femme, sa belle famille pour descendre à Royan. Mais il était parti. En lâche.
Ce jour nouvelle ambiance. Marie José s'était portée malade, Arno continuait sa transformation en pruneau, alors que Olivia n'était pas loin de toucher la perfection pour un rôle de prostituée. Même Yohann l'avait remarqué. " cette fille parle avec ses nichons ". Est-ce qu'un jour Yohann sera capable de s'exprimer dans un français correct ? Il fallait toujours qu'il sorte une formule digne d'un one-man-show. Igor n'était pas resté longtemps. Arrivé tard, parti tôt et entre les deux, plus de cinquante pour cent du temps, il était resté en salle. Il s'était même attablé avec un couple et s'était fait servir un menu du jour pour les accompagner. Menu non facturé semble-t-il. Comment Bernard pouvait-il s'être enflammé contre Marie José et rester zen face aux extravagances d'un intrus ? Pourquoi ne lui rappelait-il pas qu'il avait vendu, qu'il n'était plus rien au restaurant ? Bernard s'avérait être une énigme parfois pour Bastien. Il s'acharnait à observer des détails à la loupe et demeurait aveugle face à des montagnes. Un trait de caractère bien connu et jamais compris.
La soirée avait été morne. Seul Bernard avait semblé bien. Il avait parlé d'embaucher un pâtissier. Il avait même prétendu avoir contacté Gaylor, le pâtissier resté à La Succulente. Pas une lumière au niveau esprit, mais un super créateur. Bernard jubilait d'avoir appris que son ancien restaurant perdait de la clientèle, que Emma et Bruno étaient partis travailler ailleurs. Il était heureux que son remplaçant n'arrive pas à sa cheville, mais, lui arrivait-il à la cheville de Igor ? Marie José s'était mise en arrêt maladie, Elvira avait disparu, il régnait une tension dans la cuisine comme en salle. Ce restaurant ne ressemblait plus à rien.
Alors le soir, après le service, alors que Sergio passait la serpillière dans la véranda, il était monté voir Bernard. Il avait pris la bouteille d'un château Combel-la-serre de 2014, entamée, un pur fruit du causse, une gourmandise pour le palais.
Comme il s'y attendait, il découvrit Bernard dans sa paperasse, au bureau.
- Qui y a-t-il de mieux pour finir une soirée qu'un bon vin et un ami ? Commença-t-il en s'avançant vers le siège en face de Bernard qui se contenta de relever la tête, de poser son stylo.
Il l'avait violée. Il n'aurait jamais du monter.
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Commentaires
Pas reluisant tout ça ..
Etrange atmosphère
Dorénavant tu verras les restaurants autrement.
Oh ben tu sais ... je connais un peu ce milieu alors ..